Actuellement en kiosque et sur commande
Continuer avec Google
Continuer avec Facebook
Continuer avec Apple
L'affaire qui oppose le groupe Bernard Tapie à l'État depuis 1993 est complexe. De la vente litigieuse d'Adidas par le Crédit Lyonnais en quasi-faillite au procès actuel de « l'arbitrage », les procédures judiciaires n'ont cessé de s'entremêler depuis 28 ans. Voici le récit (simplifié) d'une histoire qui dure depuis près de 30 ans.
• La Cour d'Appel a reconnu en 2005 que le Crédit Lyonnais a spolié Bernard Tapie dans la vente d'Adidas en 1993. • Après que la Cour de Cassation ait partiellement cassé le jugement, l'homme d'affaires et l'État (qui a repris le passif du Crédit Lyonnais) ont eu recours à un arbitrage, qui a permis a Bernard Tapie de récupérer 400 millions d'euros. • Attaqué en justice pour escroquerie à l'arbitrage, Bernard Tapie a été relaxé le 9 juillet 2019. Le verdict du procès en appel devait être rendu le 7 octobre 2021. Le décès de l'homme d'affaires fait qu'il n'y aura pas de décision à son égard, contrairement aux autres protagonistes. • L'affaire pourrait encore rebondir puisque le litige d'origine (la vente d'Adidas) n'est toujours pas définitivement tranché : la Cour européenne de justice est saisie.
A l'été 1990, Bernard Tapie est classé parmi les vingt plus grosses fortunes de France. Il a bâti son succès sur la reprise et le redressement d'entreprises en difficulté. Patron de l'Olympe de Marseille depuis 1986, il décide d'acheter la marque de sport Adidas, alors en perdition, pour l'équivalent 245 millions d'euros. Il finance cet achat à 100% par un crédit, financé en partie par une filiale du Crédit Lyonnais, la SdBO. A l'époque, la banque publique finance également Bernard Tapie dans sa vie privée. Elle est également actionnaire du groupe de l'homme d'affaires, aux côtés d'autres établissements financiers. En 1992, après un lourd plan de relance, Adidas commence à redevenir attractive et voit ses perspectives d'avenir s'éclaircir, même si ses finances sont toujours déficitaires.
Appelé au gouvernement par François Mitterrand comme Ministre de la Ville en avril 1992, il doit très vite abandonner cette fonction suite à une mise en examen. L'affaire aboutissant à un non-lieu en décembre 1992, le Président le rappel dans sa fonction de ministre. Cette nouvelle nomination et le soutien dont Bernard Tapie bénéficie auprès du chef de l'État, sont loin de ravir le monde politique. François Hollande, alors jeune député, déclarera à propos de cette nomination que « la première fois c'était une erreur, la deuxième c'est une faute ». Pour éviter le mélange des genres, il lui faut choisir entre le monde des affaires et la politique. Ce sera donc la politique. Bernard Tapie décide de vendre ses entreprises. Fin 1992 il mandate sa banque (la SdBO), afin qu'elle trouve un acheteur pour ses parts d'Adidas, au prix « minimum » de 2 milliards de francs. L'homme d'affaires et sa banque se mettent d'accord sur un montage, signé dans un « mémorandum ». Le document précise que l'argent récolté grâce à la vente des parts de BTF doit solder les dettes de Bernard Tapie envers la SdBO. Le reliquat sera investi dans une nouvelle société, dont l'objectif sera de prendre des participations dans des entreprises. Mais Bernard Tapie ne sera qu'actionnaire « dormant » aux côtés de sa banque, c'est-à-dire qu'il ne participera pas à la gestion.
Rejoignez la communauté Idéal investisseur ! Je m'inscris
En 1993, Bernard Tapie cède donc les parts qu'il détient dans Adidas via sa société GBT au prix minimum convenu (l'équivalent de 441 millions d'euros aujourd'hui). Les acquéreurs sont un groupe d'investisseurs, incluant notamment l'homme d'affaires Robert Louis-Dreyfus, les assurances AGF, Clinvest (une autre filiale du Crédit Lyonnais), ainsi que 2 fonds « offshores » issus des Iles Caïman et des Iles Vierges. C'est là que tout se complique. Selon le jugement de la Cour d'Appel (2005), la filiale du Crédit Lyonnais « organise le portage » d'Adidas et n'informe pas Bernard Tapie qu'elle a trouvé un acquéreur pour un prix nettement supérieur. En effet, la banque et Robert Louis-Dreyfus ont signé une option d'achat pour Adidas à 4,485 milliards de francs. L'achat est effectif fin 1994, pour 2,5 milliards de francs de plus que le prix auquel Bernard Tapie a cédé l'entreprise quelques mois plus tôt.
Selon Bernard Tapie, notamment dans son livre « Un scandale d'État, OUI ! Mais pas celui qu'ils vous racontent », d'une part la banque, alors en faillite, a sciemment organisé la prise de contrôle d'Adidas et sa liquidation à la fois pour des questions d'argent et des questions politique. Selon lui, c'était une manière de le « tuer » politiquement, notamment afin de l'éloigner de la mairie de Marseille. Selon d'anciens dirigeants du Crédit Lyonnais, ce montage compliqué avait été organisé pour aider Bernard Tapie à se sortir de mauvaises affaires et lui éviter la faillite, l'ancien ministre étant appuyé par François Mitterrand.
En 1993, les comptes du Crédit Lyonnais sont dans le rouge. La banque est touchée de plein fouet par la crise de 1991-1992. La conjoncture mondiale ralentit, l'économie entre en récession, le marché immobilier se retourne. Or, la banque publique avait pratiqué une politique expansionniste, devenant actionnaire de nombreuses sociétés plus ou moins solides via ses filiales (comme c'est le cas pour Clinvest et Adidas). Le Crédit Lyonnais se retrouve alors en quasi-faillite. Le montant de ses pertes est abyssal (l'équivalent de 20 milliards d'euros). Un nouveau patron est nommé, chargé d'assainir les comptes. Celui-ci résilie le « mémorandum » que la banque avait signé avec Bernard Tapie. A la place, un nouvel accord est signé. Celui-ci donne 4 ans à l'homme d'affaires pour solder ses dettes, son patrimoine personnel étant engagé en garantie. Mais un différend dans l'expertise des biens de l'homme d'affaires provoque un conflit, et la banque somme bientôt Bernard Tapie de rembourser ses dettes. Elle fait mettre immédiatement ses sociétés en liquidation judiciaire et saisit ses biens.
1993 est aussi une année marquante pour deux raisons. D'une part, le gouvernement change puisque les socialistes ont été balayés aux législatives. Édouard Balladur devient Premier ministre. D'autre part, c'est l'année de l'affaire du match truqué « OM / Valencienne », qui conduira Bernard Tapie à être sanctionné par la justice 2 ans plus tard .
Cette mise en faillite soudaine sans possibilité de négocier laisse Bernard Tapie dubitatif. Il dit découvrir à ce moment que les actions d'Adidas qu'il avait vendu 2 milliards de francs viennent d'être revendues plus du double. Il soupçonne également que cette brusque mise en liquidation sont une manière de l'empêcher de porter l'affaire en justice. Il attaque. En 1996, il obtient du tribunal de commerce que le Consortium de Réalisation (le « CDR », nouvelle entité chargée de liquider le passif du Crédit Lyonnais) lui verse 600 millions de francs à titre de provision. Entre temps, Adidas a été introduite en bourse et vaut désormais 11 milliards de francs. En 1998, Bernard Tapie demande 6,5 milliards de francs pour « montage frauduleux ». L'affaire est alors transférée à la cour d'appel de Paris, et la provision de 600 millions est annulée. Puis les choses traînent... En 2004, une tentative de médiation a lieu entre Bernard Tapie et l'État, mais c'est un échec.
En 1995, l'État a créé le Consortium de Réalisation (CDR) pour prendre en charge la gestion du passif du Crédit Lyonnais. Les dettes de la banque publique sont évaluées à plus de 20 milliards d'euros. « L'affaire du Crédit Lyonnais » deviendra un des plus grands scandales financiers de France à la fin des années 1990.
C'est finalement en 2005 que la Cour d'Appel de Paris condamne le Consortium de Réalisation (CDR) à payer 135 millions d'euros à Bernard Tapie. Selon la justice, la banque a commis 3 fautes. D'une part, elle considère que la banque a caché les conditions réelles de la vente à son client et brisé son obligation de loyauté. Deuxièmement, elle estime qu'elle s'est porté acquéreur des parts par l'intermédiaire des « sociétés offshores » (sociétés écrans), alors qu'elle avait été mandatée pour les vendre. C'est un conflit d'intérêts interdit par la loi. Enfin, elle lui reproche de n'avoir pas fait profiter Bernard Tapie des mêmes taux de prêt que celui qu'elle a accordé aux acquéreurs des parts d'Adidas, ce qui l'a privé de vendre directement à l'acquéreur final en empochant la plus-value. En clair, la justice considère que la banque a organisé la vente de façon a encaisser une plus-value conséquente. Saisie à la suite de ce jugement par le CDR, la Cour de cassation rend un arrêt mitigé en 2006. Elle ne remet pas en cause le verdict selon lequel la banque s'est rendue coupable de manœuvres qui ont privé Bernard Tapie de la plus-value réelle de la vente d'Adidas. Mais elle casse le jugement qui condamne le Crédit Lyonnais en tant que maison-mère, sur motif que la vente a été portée par ses filiales. L'affaire devait donc être renvoyée en Cour d'Appel. Mais la procédure étant longue, voire même risquée pour l'État (rappelons que le Crédit Lyonnais a été reconnu fautif par la justice), les parties décident en octobre 2007 d'avoir recours à un tribunal arbitral. Cette décision va par la suite faire couler beaucoup d'encore, certains estimant qu'il s'agit d'une manoeuvre frauduleuse du camp Tapie pour soustraire le conflit à la justice et obtenir de l'argent de façon truquée.
« L'arbitrage » est un tribunal alternatif, couramment utilisé en droit international des contrats, dans lequel entre 1 et 3 arbitres rendent une sentence qui s'impose aux parties. L'État prend rarement part à des arbitrages puisque cette procédure règle des conflits d'ordre commerciaux. Néanmoins dans ce cas, il représente le CDR, qui a repris les dettes du Crédit Lyonnais. Pour les uns, le conflit est donc bien d'ordre commercial et peut être tranché au moyen d'un arbitrage. Pour d'autres, il s'agit pour le nouveau gouvernement en place d'un moyen détourné de favoriser Bernard Tapie. C'est la ministre de l'Économie de l'époque, Christine Lagarde, qui prend la décision d'autoriser l'arbitrage, bien que contre l'avis de l'Agence des Participations de l'État. 3 arbitres sont désignés en Pierre Mazeaud (ancien président du Conseil Constitutionnel), Jean-Denis Bredin (avocat) et Pierre Estoup (ancien Premier Président de la Cour d'Appel de Versailles). Le 7 juillet 2008, la sentence du tribunal arbitral conclue à la fraude de la banque sur les mêmes motifs que la Cour d'Appel. Le CDR est condamné à verser 240 millions d'euros à la société de Bernard Tapie qui a vendu les parts d'Adidas (GBT), assorti de 105 millions d'euros correspondant aux intérêts depuis l'origine du conflit et 12 millions d'euros pour frais (procédure, mise en liquidation...). 45 millions d'euros seront également versés au couple Tapie pour préjudice moral. Au total, l'État est condamné à verser 403 millions d'euros à Bernard Tapie. Christine Lagarde décide de ne pas faire appel, estimant que les chances de succès dans la procédure sont très faibles (c'est la 3ème confirmation en justice de la fraude de la banque). Elle sera par la suite attaquée devant la Cour de justice de la République pour ce qui deviendra “l'affaire de l'arbitrage” et reconnue coupable de “négligence” en 2016. La décision d'arbitrage permet également à Bernard Tapie d'obtenir la révision du jugement de mise en liquidation judiciaire de son groupe. Puisque la faute du Crédit Lyonnais est reconnue, il n'aurait jamais dû être placé en liquidation.
La politique s'en mêle encore ? Les détracteurs de l'homme d'affaires prétendent que c'est grâce à l'élection de Nicolas Sarkozy, soutenu par Bernard Tapie en 2007, que cet arbitrage a pu avoir lieu. La procédure n'étant pas commune pour l'État. Bernard Tapie indique pour sa part que Nicolas Sarkozy était ministre du Budget du gouvernement Balladur en 1993, lorsque toute l'affaire a débuté et qu'il a été mis en liquidation par la banque publique.
Le montant que l'État doit verser fait scandale. Celui accordé au titre de préjudice moral choque l'opinion publique (45 millions d'euros). Aussi de nombreuses voix s'élèvent rapidement. François Bayrou déclare que ce montant est un « renvoi d'ascenseur pour remercier Bernard Tapie d'avoir soutenu Nicolas Sarkozy en 2007 ». A gauche, Jean-Marc Ayrault estime que la sentence exprime un « copinage d'État ». C'est ensuite la neutralité des arbitres est contestée. Pierre Estoup, l'un des arbitres, n'aurait pas mentionné qu'il est proche de l'avocat de Bernard Tapie, et ce manque de neutralité aurait faussé la décision. Le CDR et certains responsables politiques font un recours contre la sentence. Ils seront rejetés. La commission des finances de l'Assemblée nationale et la Cour des comptes enquêtent. En 2012, c'est au tour du pôle financier de Paris. Des perquisitions sont menées notamment aux domiciles des trois juges, de Bernard Tapie, ainsi que de Christine Lagarde et de Claude Guéant (secrétaire général de l'Élysée lors de l'arbitrage). Plusieurs personnes sont ensuite mises en examen pour « escroquerie en bande organisée » : Pierre Estoup, Stéphane Richard (PDG de Orange et ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde), Bernard Tapie (également mis en examen pour « détournement de fonds »), et Maurice Lantourne, son avocat. Du côté du CDR, c'est Jean-François Rocchi qui est mis en examen pour « usage abusif de pouvoirs sociaux ». En 2015, après une ouverture de procédures judiciaires sur plusieurs fronts, la Cour d'Appel de Paris ordonne l'annulation de la sentence du tribunal arbitral et le remboursement de l'argent perçu par Bernard Tapie. Le 18 mai 2017, la Cour de Cassation confirme que les Tapie doivent rembourser les 404 millions d'euros à l'État. Il s'agit d'une décision qui annule l'arbitrage et ses effets, mais pas d'une condamnation de Bernard Tapie. Le volet pénal de l'affaire de l'arbitrage (celui des mises en examen suite aux soupçons de fraude sur l'arbitrage) a en effet été traité dans une autre procédure. Le procès des personnes mises en cause s'est déroulé en avril 2019. L'État et le CDR avaient quant à eux demandé le paiement de 525 millions d'euros de dommages et intérêts pour un « préjudice monumental ». Ils réclamaient également 1,5 millions d'euros à titre de « préjudice moral ». Le parquet avait quant à lui réclamé des peines de prison. La défense avait alors plaidé le « vide » du dossier : « rien ne prouve l'escroquerie ». C'est une « supercherie », une affaire « gouvernée par la raison d'État », utilisant des « contre-vérités », des « soupçons malveillants ». Le procès a abouti à la relaxe des personnes mises en cause le 9 juillet 2019. Face à cette décision, le parquet avait fait appel. Un deuxième procès en appel s'est donc déroulé au printemps 2021. Le verdict devait être rendu le 6 octobre, mais son annonce devrait être décalée suite au décès de Bernard Tapie le 3 octobre dernier. Avec la mort de l'homme d'affaire, la Cour d'Appel ne devrait prononcer ni condamnation, ni relaxe à son encontre. Mais le verdict concernant les autres mis en cause dans l'affaire de l'arbitrage est toujours attendu.
En attendant, le fonds de l'affaire n'est toujours pas définitivement tranché. En avril 2020, les sociétés de Bernard Tapie ont été mises en liquidation judiciaire, ce qui pourrait aboutir au remboursement des 404 millions d'euros versés par l'État à la suite de l'arbitrage (celui-ci étant bel et bien annulé). Mais l'homme d'affaires avait fait appel de cette décision. Là encore, une audience doit débuter le 7 octobre. Le montant de la dette à rembourser est également toujours discuté, et une procédure est actuellement en cours auprès de la Cour de cassation. Par ailleurs, la Cour de justice européenne est également saisie sur la légalité de la vente d'Adidas par le Crédit Lyonnais. La juridiction européenne doit se prononcer sur une question centrale : « Trouve-t-on à l'origine de ce dossier de gravissimes violations du droit de la concurrence qui ont eu pour objet et/ou pour effet de priver Bernard Tapie du juste prix de la vente d'Adidas, au moyen d'un montage frauduleux ? », selon le communiqué des avocats Jean-Louis Dupont, Martin Hissel et Sébastien Engelen.
L'affaire « Adidas », devenue dans la presse « Affaire Tapie » puis « l'affaire de l'arbitrage », entremêle de nombreux sujets. Déjà parce qu'elle touche au monde des affaires et de la finance, qui sont complexes par nature. Également parce qu'elle implique de l'argent public. Enfin, parce que chacune des parties a été au moins soupçonnée d'avoir eu recours à des pratiques litigieuses au début des années 1990. D'un côté, on trouve Bernard Tapie. Un homme d'affaires populaire mais aux méthodes souvent critiquées, anciennement parmi les plus grandes fortunes de France. Ex-patron de l'Olympique de Marseille et Ex-ministre de la ville de François Mitterrand, ex-député et politicien décrié à gauche comme à droite. C'est aussi une personnalité qui a déjà dû rendre des comptes à la justice, et qui est allé en prison pour l'affaire du match de football truqué « OM / Valenciennes ». En face, on trouve le Crédit Lyonnais. Une banque détenue par l'État Français au moment de l'affaire, que des investissements à hauts-risques (extérieurs à l'affaire Adidas) ont conduit à la quasi-faillite. Une banque qui a subi plusieurs enquêtes sur ses pratiques : un rapport parlementaire dénonçait, en 1995, l'existence de « graves défaillances de gestion et [des] pratiques délictueuse ». C'est aussi un établissement qui a fait le choix de transiger et de payer 771 millions d'euros d'indemnités aux États-Unis dans l'affaire Executive Life, relatif à l'achat considéré comme frauduleux d'une compagnie d'assurance. C'est le Crédit Lyonnais est aussi synonyme d'un passif abyssal repris par l'État Français (environ 20 milliards d'euros) et donc payé par les contribuables.